Boubacar Boris Diop sur Ousmane Sonko : « je ne pense pas qu’il soit prêt à diriger un pays »

Dans un entretien accordé à nos confrères de El PAÌS, l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop revient sur les manifestations qui secouent actuellement son pays qui, selon lui, le pays se dirige vers un « salafisme modéré »

Voici l’intégralité de l’article traduit en français par la rédaction de Mediaactu.

Boubacar Boris Diop, 76 ans, est un écrivain sénégalais de premier plan. En tant que journaliste, éditeur et essayiste, il est partout.

Depuis le toit de sa maison de son Dakar natal, entouré de livres et sous un immense portrait de l’écrivain sénégalais Cheikh Anta Diop, notre entretien évoque une Afrique bouleversée où jihadisme, nouveaux régimes militaires, avancée russe, présence française et islamisation politique sont au centre des débats du continent. Mais la conversation tourne inévitablement vers la crise au Sénégal, où les manifestations ont fait 16 morts, 357 blessés et 500 arrêtés.

Selon Diop, c’est le résultat de la dérive autoritaire d’un gouvernement « pris de panique ».

Question. Dans votre livre La gloire des imposteurs, il y a un échange de lettres de 2013 entre vous et [homme politique et écrivain malien] Aminata Traoré dans lequel vous êtes tous les deux très critiques de l’intervention militaire française au Mali. Vous avez été stigmatisé pour cela, mais aujourd’hui le sentiment anti-français est plus répandu que jamais à travers l’Afrique de l’Ouest. Pensez-vous que le temps vous a donné raison ?

Répondre. C’était en même temps que le printemps arabe, le peuple s’était soulevé. Tout était si beau. Le dictateur Kadhafi, ce monstre, allait tomber, Zine el Abidine Ben Ali était tombé [en Tunisie], et au Mali, les djihadistes n’ont pas tardé à arriver à Bamako, à prendre la ville et à reprendre tout le pays. Mais on s’est dit : calmez-vous, les choses ne sont pas si simples. Pour commencer, l’histoire des jihadistes avançant sur Bamako était fausse et c’était le principal argument qui a convaincu les jeunes Maliens [de soutenir l’intervention française]. Ils ont également dit que Kadhafi bombardait son peuple, et que ce n’étaient que des mensonges.

La politique française en Afrique est archaïque. La France n’a jamais voulu décoloniser, et maintenant on la lapide dans le dos pour [la faire] partir.

Q. Si ce n’était pas pour arrêter l’avancée djihadiste, pourquoi les Français sont-ils intervenus au Mali ?

R. La France intervient dans le cadre d’une stratégie globale car le Mali fait partie de sa sphère d’influence. Lorsque l’opération Serval [en France en 2013] a été lancée, beaucoup étaient en colère contre ceux d’entre nous qui ont osé dire que ce n’était pas si simple. L’ironie est qu’aujourd’hui ces mêmes personnes vont dire à Aminata Traoré : « Désolé, tu avais raison ; vous avez eu plus de prévoyance que nous. La politique française en Afrique est si archaïque qu’elle est vouée à l’échec. La France n’a jamais voulu décoloniser et maintenant on la lapide dans le dos pour [la faire] partir.

Q. D’où vient ce sentiment anti-français généralisé ? Sommes-nous face à une génération qui ose changer son rapport au monde ?

R. C’est ce que j’appelle « les gens sauvages des médias sociaux », des jeunes qui ne lisent pas les journaux, ne connaissent pas le New York Times ou Le Monde, et n’ont de relations qu’entre eux. Il y en a des centaines de milliers; c’est un effet massif. En 1956, [le penseur] Aimé Césaire disait que l’Occident était condamné parce qu’il ment et que les peuples qu’il a soumis le savent. La Libye, la guerre en Irak, le chaos en Syrie… tout ce qui a fragilisé l’Occident, l’a affaibli. Elle a déjà perdu l’Asie et l’Amérique latine et maintenant elle perd l’Afrique. Je ne sais pas si cela [arrivera] dans cinq ou 10 ans, mais le processus a commencé et il est irréversible.

Q. Est-ce une prise de conscience, une sorte de décolonisation ? Comment le décririez-vous?

R. C’est une prise de conscience assez répandue avec des bastions qui résistent au changement, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Tchad. La France sait que si elle perd ces trois pays, le Tchad pour des raisons militaires, le Sénégal pour sa symbolique intellectuelle et la Côte d’Ivoire pour des raisons économiques, c’est fini pour eux. Ils ont déjà perdu le Mali, le Burkina Faso et la République centrafricaine, mais ils pensent pouvoir survivre à cela. Mais j’insiste, c’est une prise de conscience généralisée.

La Libye, la guerre en Irak, le chaos en Syrie, tout cela a affaibli l’Occident. Elle a déjà perdu l’Asie et l’Amérique latine et maintenant elle perd l’Afrique.

Q. Les coups d’État qui ont secoué le Sahel au cours des trois dernières années ont une forte composante anti-occidentale. Que pensez-vous de l’arrivée au pouvoir des militaires ?

R. J’admire profondément Assimi Goita et la junte militaire au Mali, ainsi que le jeune [militaire, président par intérim] Ibrahim Traoré au Burkina Faso. Mais évitons les simplifications. Si vous avez une classe politique, civile, totalement corrompue et, avant elle, des gens vertueux (qu’ils soient hommes d’affaires, militaires ou gendarmes) qui aiment leur pays et sont attachés à son indépendance, vous devez les soutenir.

L’uniforme n’est ni une malédiction ni une bénédiction. Le Ghana était une horreur avant Jerry Rawlings [un militaire qui a pris le pouvoir par deux coups d’État avant d’être élu chef de l’État en 1992] : il est arrivé, a pris le pouvoir, a normalisé le Ghana et est parti. Il y a une façon de penser – [c’est] si profondément idiot qu’il ne vaut même pas la peine de l’honorer d’une réponse – qui prétend que Thomas Sankara [au Burkina Faso] et Jean-Bedel Bokassa [en République centrafricaine] étaient les mêmes parce qu’ils étaient tous deux des militaires qui ont pris le pouvoir. Ces gens ne comprennent rien à l’histoire.

Q. Mais des droits, comme la liberté de la presse, ont été bafoués et on rapporte des massacres de civils, comme dans la ville malienne de Moura.

R. Le rapport des Nations Unies sur Moura est un véritable scandale, une machination. Le fait qu’il porte le sceau de l’ONU ne signifie pas qu’il est respectable. En Afrique, l’ONU a depuis longtemps perdu sa respectabilité. Mais permettez-moi de dire quelque chose au sujet de la liberté de la presse. Thousand Hills Radio, [qui a incité au génocide en 1994] au Rwanda, est née dans un contexte de démocratisation et d’ouverture démocratique, tout comme Kangura, un journal totalement raciste qui exhortait les gens à tuer [d’autres] êtres humains. Je ne peux pas parler au nom de tous les Africains, mais, personnellement, toute cette histoire de la liberté d’expression ne m’impressionne pas du tout. Je vis au Sénégal, et je suis très content de pouvoir critiquer le président, mais en même temps je reste lucide. En tant qu’écrivain, je peux m’exprimer; quelqu’un de la société civile ou un avocat peut ; des personnalités, des grands sportifs… bref, les élites. Nous sommes 17 millions, mais ceux qui [peuvent] s’exprimer ne sont pas plus de 3 000 ou 4 000. C’est la liberté de la presse. Il y a beaucoup de gens qui n’ont qu’à survivre, qui ne peuvent pas être soignés lorsqu’ils sont malades ou envoyer leurs enfants à l’école. Je ne parle plus de prospérité mais de dignité. Si on laisse les gens vivre comme des bêtes sauvages pour assouvir le fantasme d’une part insuffisante et minoritaire de la liberté de la population, ça ne m’impressionne pas. Quel est le pays d’Afrique qui fonctionne le mieux actuellement ? Le Rwanda, cela ne fait aucun doute.

En Afrique, l’ONU a depuis longtemps perdu sa respectabilité.
Q. Et ce n’est pas exactement une démocratie.

R. Je ne dirais pas que c’est une démocratie. Si j’étais un citoyen rwandais vivant au Rwanda, je ne pourrais pas dire les choses que je dis au Sénégal. En même temps, pourquoi devrais-je les dire si j’avais un chef d’État que je respecte parce qu’il n’est pas ethniciste, qu’il n’est pas corrompu et qu’il est conscient du poids de l’histoire sur ses épaules ? C’est Paul Kagame. Grâce à lui, ce pays fonctionne.

Q. L’Occident reproche aux pays africains de rester neutres face au conflit en Ukraine, de ne pas condamner la Russie. Dans le même temps, il y a une présence croissante de mercenaires du groupe Wagner sur le continent. La Russie gagne-t-elle en influence en Afrique ?

A. Nelson Mandela a dit un jour à un journaliste occidental : « Le problème avec vous tous, c’est que vous voulez que vos ennemis soient nécessairement nos ennemis. Quand les Occidentaux tentent de diaboliser la Russie en Afrique, ils oublient que dans notre mémoire collective des luttes de libération, ce sont les Russes qui étaient là. Concernant Wagner, considérons les faits. Qui parle de [la société militaire privée] Blackwater en Irak ? Ou la Légion étrangère de l’armée française ? Nous sommes amenés à croire que c’est la première fois dans l’histoire que des mercenaires sont utilisés. Tout le monde le fait depuis toujours. Les pays qui travaillent avec Wagner n’ont pas le choix : entre Macron et Wagner, les Maliens choisissent Wagner et je le comprends. Et enfin, lorsque cette guerre a éclaté, l’Ukraine n’a pas permis aux Africains de quitter le pays [les États voisins leur ont refusé l’entrée]. Et puis ils veulent que nous ayons de la sympathie pour [le président ukrainien Volodymyr] Zelenskiy. Je ne comprends pas très bien cette incapacité des Occidentaux à se mettre à la place des autres, ce manque d’empathie extraordinaire.

Q. Quel avenir envisagez-vous pour l’Afrique dans 20 ou 30 ans ?

R. Je suis plus pessimiste qu’optimiste. Il y a un proverbe wolof qui dit que le vent qui souffle une feuille dans un trou ne sera pas le même vent qui la souffle. Je lis le monde à travers la société sénégalaise, et je vois que les forces de changement les plus puissantes, les plus fortes et les plus déterminées, tant au Sénégal qu’au Sahel, se battent pour l’arabisation de notre société au nom de la religion musulmane. On va vers une société sénégalaise de salafisme modéré [branche ultra-conservatrice de l’islam]. L’opinion publique a été puissamment façonnée. Si nous organisions aujourd’hui un référendum normal, transparent et sans fraude sur l’application de la charia, 90 à 95% des Sénégalais voteraient oui.

Q. Le pensez-vous vraiment ?

R. J’en suis tout à fait sûr. Bien sûr, les sénégalais ne sont pas favorables à ce qu’on se coupe les mains ou la tête tous les vendredis ; ils seraient en faveur d’une charia renouvelée. Pour l’instant, les confréries [organisations religieuses qui défendent l’islam modéré] font contrepoids. Mais je me demande ce qu’il reste de vie pour eux.

Q. L’activiste nigérian Moussa Tchangari a déclaré, un peu amèrement, que la seule option de changement qui se développe au Sahel est le djihadisme. Il faisait implicitement référence à l’échec des options de gauche.

R. Je suis d’accord. la laïcité est en train de disparaître. Nous sommes dans une période de régression qui va rendre les progrès très difficiles. Si vous défendez la laïcité, vous serez accusé d’être un athée, un franc-maçon, allié aux blancs. C’est pourquoi les gauchistes du passé n’aiment pas Ousmane Sonko [le leader de l’opposition sénégalaise, qui a été condamné à deux ans de prison la semaine dernière], car il est un symbole de la jeunesse que nous n’avons pas pu conquérir. Sonko a un discours religieux ; il ne faut pas l’oublier.

Q. Après la condamnation de Sonko, le Sénégal traverse l’un des moments les plus délicats de son histoire récente. Comment analysez-vous ce qui s’est passé dans la rue, toute cette violence ?

R. C’est du jamais vu. D’abord à cause de sa violence. Deuxièmement, en raison de son intensité ; on dirait que ça va continuer. Et enfin, en raison de son impact, même les footballeurs et les lutteurs nationaux sont sortis pour dénoncer ce qui se passe.

Q. Le gouvernement affirme que les civils armés vus dans les manifestations sont des membres de « forces cachées sous influence étrangère qui veulent déstabiliser le pays ». Qu’est ce que tu penses de ça?

R. C’est beaucoup plus grave que cela. Je crains qu’ils ne déclarent l’état d’urgence pour retarder les élections [prévues en février 2024]. Le régime s’est rendu compte qu’il a perdu, qu’il est moralement en faillite, et il panique. Je ne dis pas que c’est une dictature sanguinaire, mais la dérive autoritaire est évidente. Le président Macky Sall doit préciser s’il se présentera ou non aux élections. Personnellement, je ne pense pas qu’il le fera, il ne le pourra pas, mais il a peur de le dire à cause de ce qui pourrait arriver dans son propre camp.

Q. Comment une telle situation s’est-elle produite dans un pays connu pour sa stabilité ?

R. Les gens parlent toujours de la démocratie sénégalaise, mais je ne pense pas que cela ait jamais existé. Maintenant, le régime est allé trop loin dans [sa] manipulation, mystification et haine. Un changement entraînera des règlements de compte. Et c’est pourquoi ceux qui sont au pouvoir ne vont pas céder. Au fond, je n’exclus pas [la possibilité] que ces élections n’aient pas lieu. La popularité de Sonko est telle que le régime peut considérer comme suicidaire de tenir une élection, avec ou sans Macky Sall.

Q. Que pensez-vous de Sonko et de son énorme attrait auprès des jeunes ?

R. Le risque pour lui, c’est de penser qu’il est populaire et que cela suffit. Malgré toutes ses vertus, je ne pense pas qu’il soit prêt à diriger un pays. L’accusation de viol [dont il a été acquitté] était un scandale. Toutes les manœuvres pour l’empêcher de se présenter aux élections ont été odieuses. Le problème est que Macky Sall et son entourage sont tellement amateurs qu’ils en ont fait une victime, un martyr, et personne n’a pu sérieusement l’interroger sur son programme gouvernemental. Cette histoire de viol a rendu le débat politique impossible et a fait de Sonko l’homme politique le plus populaire de l’histoire du Sénégal, ce qui ne veut pas dire qu’il est le plus capable. Il est innocent, il devrait pouvoir se présenter, je crois en son intégrité personnelle, mais il n’a pas encore la [capacité] de diriger ce pays.

Q. Vous dénoncez depuis un certain temps cette dérive autoritaire au Sénégal.

R. Il faut arrêter d’élire des monarques au Sénégal ; il y a une énorme concentration de pouvoir entre les mains d’un seul homme. C’est une usine à dictateurs. Cela m’inquiète que Sonko n’en parle pas… Je ne pense pas qu’il y ait une dictature au Sénégal – ce serait une exagération – mais il y a un pouvoir autocratique et personnaliste.

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